Nous connaissons tous Marcel Vertès (1895-1961), artiste hongrois venu en France au début des années vingt, qui fut un dessinateur recherché des revues de mode, peintre du monde forain, de la nuit parisienne et des maisons de tolérance, pour finir tardivement consacré par l'Académie -non pas à Paris, mais à Hollywood pour son travail de décorateur et de costumier sur une production cinématographique de John Huston à laquelle il contribua à donner, tant que faire se peut, sa "couleur locale" (1).
A l'instar de son compatriote Alex Székely (qui lui rendit, à l’occasion de sa mort, un vibrant hommage que nous tâcherons de vous présenter prochainement), quoique dans une manière sensiblement différente, il magnifia la beauté des femmes (2) et excella dans le dessin pornographique. L'estampe que nous vous proposons est extraite de l'un de ses premiers portfolios, constitué d'eaux-fortes tirées par l'auteur lui-même. Mais voyons cette "Ombre" de plus près.
L’action, sordide, est hors-cadre. Nous nous trouvons dans quelque immeuble insalubre du 18e arrondissement –au fond du passage de Clichy peut-être, là où prolifèrent les rats, la vermine et, mijotant dans son crachat, le bacille fatidique, tandis que flottent mêlées les effluves nauséabondes des ordures ménagères d'arrière-cour et les remugles du chou cuit qui s’échappent des cuisines. Une lumière crue (miracle de la fée électricité ?) inonde une scène au contours tracés au cordeau sur laquelle se projette, pareillement à une éclaboussure vitriolée, l’ombre d’un couple surpris en une fort scabreuse position.
La femme, une professionnelle certainement, agenouillée, bouche avide, paraît soupeser avant de les lui vider (3), les bourses d'un homme fébrile qui relève les pans de son veston pour dégager un attribut viril en pleine tension. Les figures de profil, caricaturales, sont saisies dans une expression grimaçante à cent lieux de l’extase voluptueuse à laquelle nous habituent les classiques du genre. Mais s’agit-il ici réellement d’érotisme ? La question n’est pas douteuse, en revanche, la dimension explicite de la scène, en dépit de son subtil décadrage, la rattache à la plus franche pornographie, ce qui justifie pleinement, eu égard à sa saisissante originalité et son outrageuse véracité, l’inscription de cette estampe dans notre petite chrestomathie.
(1) Il s'agit de Moulin Rouge, 1952.
(2) Auxquelles, reconnaissait-il, "il devait tout": « Je suis né il n’y a pas si longtemps en Hongrie. J’étais destiné à la carrière d’avocat, mais j’ai senti que ma vocation était de dessiner des avions. Un jour ma jolie petite sœur vint me voir. Mon bleu empestait l’huile, mes mains abimées étaient pleine de graisse. Elle fondit en larmes et avoua qu’elle avait rêvé d’un autre sort pour son frère. "Sois un artiste", supplia-t-elle, se souvenant des descriptions d’ateliers dans ses romans favoris, avec des divans recouverts de fourrures et des mandolines accrochés au mur. Comme argument décisif, elle ajouta en baissant les yeux que les artistes peignent des femmes nues. Je fus tenté et avec l’aide de ma sœur ainée Dola (je dois tout aux femmes), je partis pour Paris où j’essayais de réaliser les rêves que ma sœur avait fait pour moi » (propos recueillis par Vogue cités dans Ma galerie à Paris.
(3) Afin de compléter le dialogue donné il y a quelques jours en manière d'illustration, voici quelques précisions utiles en la matière, puisées à la même source: « On n’a pas besoin d’avaler !… Écoute que je te dise ; t’ouvres la braguette du pante, t’y sors sa queue. Si qu’il bande pas, tu te branles une minute en y disant des saloperies : “Cochon, que t’y dis, tu fous les petites mômes dans la bouche. Gros polisson, tu vas m’en faire siffler, du sirop de couillons.” Enfin quoi, des conneries. Et pis tu retrousses ta jupe, tu y fais peloter ton cul. Attention seulement qu’il ait pas d’ongle… Quand qu’il est bien raide, tu chopes son nœud dans ta bouche comme qui dirait un sucre d’orge et tu suces en remuant la tête. Sitôt qu’il a fini de juter, tu mollardes son paquet de blanc et tu y dis : “Bonsoir chéri.” C’est pas plus difficile que ça. » Pierre LOUYS, "Dialogue des goules" in Douze douzains de dialogues.
Très jolie image en effet. Avec une belle douceur et le côté intrigué de l'homme qui rend la chose un peu plus tendue si j'ose dire.
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